Le chien et le lion

Le chien, un griffon noir, ne recevait de son maître que des coups de bottines et de ceinture. Toutefois, il lui demeurait fidèle malgré les interminables insultes ; les grands yeux bruns qui brillaient sous les touffes de poils drus ne perdaient pas un geste de l'homme lors de ses sorties au café.

Ce soir-là, l'homme fâché d'avoir perdu de l'argent aux cartes avait claqué la porte du bistrot. On approchait de Noël. Les rues résonnaient de pas et de musique. Un pétard sauta près du chien qui, effrayé, s'arrêta brusquement. L'homme, déjà chancelant, trébucha et tomba. «Crapule, vaurien, tu vas me le payer », accusa-t-il le chien terrorisé . Et coups de poings, et coups de pieds. Un deuxième pétard éclata sous une voiture : le chien, des étincelles plein la tête, côtes et tympans brisés, s'enfuit comme un écervelé. Il ne vit pas les voitures qui klaxonnaient ni celles qui freinaient. Il s'écrasa contre un bus. Comme quelqu'un s'approchait de lui, il rassembla ce qui lui restait de vie et courut, courut malgré les blessures.


Sa fuite désespérée le conduisit au centre de la petite ville, sur la place où se produisait le cirque. De vigoureux coups de langue le sortirent de son évanouissement. Il était couché sur un lit de paille dans la cage des lions. Un d'eux, le plus âgé, le retournait sur toutes les coutures, le léchait, lui déchiquetait les morceaux d'un os énorme. Il prêtait une grande attention à ce petit animal surgi on ne sait d'où. Les bons soins rétablirent vite le chien; il engraissa ; son poil noir commençait à briller ; il accompagnait le lion aux spectacles sous le regard amusé des spectateurs. Le lion se distrayait des jappements du chien, de ses allées et venues dans la cage. Ces deux-là devenaient inséparables. Une telle amitié insolite fit le tour de la ville et l'homme y reconnut son compagnon disparu. Il voulut le récupérer derechef. Le dompteur de lions n'y fit pas d'objection car il comprenait l'attachement qu'on pouvait éprouver envers un animal. Le lion , lui, protesta et rugit dangereusement lorsqu'on voulut retirer le chien de la cage. On dut tromper sa vigilance lors de son numéro du soir pour empoigner le chien de force et le rendre à l'homme.

Au premier carrefour, l'homme reprocha violemment au griffon son infidélité. Comme , en cette fin d'année, les temps étaient à s'amuser, il buvait plus que de raison et oublia le chien dans la cave. Au bout de trois jours, comme il rentrait chez lui, il le trouva hurlant et affamé. Il prit la ceinture pour le calmer, mais le chien profita de l'ouverture pour se faufiler et s 'échapper.

Guidé par le souvenir du lion, il arriva sur la place toujours emplie de l'odeur des fauves, mais la troupe avait quitté les lieux pour passer la Noël au pays natal. Le chien, hésitant, tourna quelques instants en longs cercles pour filer à nouveau en flèche dans une direction avec seules, les forces de l'espoir.

Le 24 décembre, alors que les gens du cirque arrivés en Italie se préparaient à festoyer, le chien, lui, ne se trouvait qu'à cent kilomètres de la petite ville. Il n'avait pas mangé et ressemblait de plus en plus à ces chiens vagabonds qu'on capture ou qu'on abat par mesure de sécurité. Il cheminait le long d'un canal . L'odeur, l'odeur si proche . Des caravanes s'étaient installées là ; le chien se mit à galoper avec frénésie. Le dompteur inquiété par la grande nervosité de ses bêtes avait retardé son départ pour consulter le vétérinaire et s'était arrêté là. Le chien fonça dans une des cages et alla se rouler entre les pattes du lion comme si cela avait toujours été sa place. Le lion le lécha et soupira comme s'il n'attendait que son compagnon.

Brigitte Yerna




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