Rencontre avec Jacques Charlier... (vers une version imprimable)

CyberLiège: Parlons de votre formation, vous avez été professeur à l'Académie…

J'y ai donné cours de graphisme pendant 22 ans (illustration, bandes dessinées) des techniques que j'avais apprises sur le tas en travaillant pour "Le Soir", dans les années soixante. Mais je n'ai aucune formation scolaire. C'est à dire que j'ai la formation ultime: j'ai copié les Maîtres. Le seul enseignement que je tolère, c'est de recopier les Maîtres. On n'apprend pas à être un artiste. C'est de la blague, comme il n'y a pas d'école de poésie. On a beau essayer de faire des écoles de romancier, cela ne marche pas. Le fait qu'il y ait des Académies des Beaux-Arts, c'est une survivance du XIXème où effectivement on apprenait des techniques tout à fait spécifiques. En ces temps-là, on avait encore l'humilité d'apprendre l'anatomie, l'architecture, la décomposition géométrique, la nature morte, pour en arriver au corps humain, au nu, etc… Tout cela a été fortement entamé au fil des ans.


CyberLiège: Mais vous vous êtes dit un beau jour: je peins ?

J. Charlier: A l'âge de 12 ans, je voulais être artiste. J'ai fait une espèce de vœu comme quoi je ferais absolument de tout. J'écrivais des poèmes, des petites bandes dessinées, j'étais intéressé par le cinéma, j'aurais voulu être acteur. Bref, c'était très confus, mais cela s'est précisé et j'ai tenu parole, et ce au détriment d'ailleurs d'une espèce de carrière spécialisée dans quelque chose de précis.


CyberLiège: Et les parents étaient d'accord ?

J. Charlier: Oh non, mes parents, bien sûr que non! C'était un terrible dilemme parce que je n'avais aucun goût pour rien. Je n'étais intéressé par rien d'autre que la chose artistique. Quand on est revenu du Grand-duché, on m'a mis dans une école de mécanique au quai du Condroz. C'était là un rude apprentissage de la vie en société. Puis, comme je ne voulais pas aller à l'usine, j'ai passé un examen au Service technique provincial de Liège en 1957. Oui parce j'avais déjà saisi que l'alimentaire devait être absolument réglé, assuré. J'ai commencé à travailler très tôt à 17 ans.


CyberLiège: Donc, vous avez fait toute une série de jobs ?

J. Charlier: Non. Un seul. Je suis entré à la Province (de Liège), en tant que dessinateur de projets. J'allais aider les topographes en tenant la mire pour les projets de routes, d'égoûts, de distribution d'eau, de lotissements dans toute la Province de Liège.
. Cela me permettait de travailler le soir, la nuit et le week-end à ma passion l'Art Moderne. J'avais bloqué par cœur tous les dictionnaires d'Art Moderne, de peinture, de sculpture, d'architecture. Je copiais absolument tout. A l'âge de 17-18 ans, Picasso, pour moi, c'était déjà fort ringard. Alors que, dans les Académies, à l'époque, on ne parlait même pas des nouveaux courants artistiques. L'histoire de l'Art s'arrêtait aux impressionnistes. C'est pourquoi, je refaisais l'histoire de l'Art Moderne. Pas loin d'ici d'ailleurs car mon adolescence, je l'ai passée rue Bois d'Avroy (Liège). Ma chambre où j'apprenais à peindre était remplie de copies de tableaux.


CyberLiège: Et alors petit à petit, vous avez commencé à vous y mettre…

J. Charlier: Oui, dès que j'ai eu terminé mon service militaire en Allemagne. J'étais dessinateur au quartier général et de ce fait, j'étais constamment de permanence. Je peignais, j'étudiais, je dessinais à partir de 4h de l'après-midi jusqu'au soir. Et puis, quand je suis rentré de l'armée, je me suis marié. On s'est installé rue Henri Maus à Liège et j'ai commencé à travailler. J'avais un atelier qui n'était pas vraiment un atelier. C'était plutôt une chambre à laquelle, d'ailleurs, j'ai failli mettre le feu plusieurs fois au cours d'expériences de tout poil. Enfin, en 62, j'ai préparé ma première exposition personnelle à Anvers.


CyberLiège: Vos influences ?

J. Charlier: J'étais déjà fort intéressé par l'Art américain. Déjà, la littérature américaine, la poésie américaine, c'était mon truc,
Edgar Poe pour moi, c'est le grand maître. Je crois que c'est lui qui m'a peut-être le plus influencé dans mon enfance.
J'avais 9 ans, on était 3 ans après la libération et un collègue de mon père, Joseph Louis (qui par la suite a été directeur de l'Académie des Beaux-Arts) m'a prêté, les Histoires Extraordinaires d'Edgar Poe. Et à 9 ans, j'ai avalé cela comme un fou. Je dois dire que je l'ai relu il y a très peu de temps et j'ai été épaté de voir la force avec laquelle les mots s'imprègnent dans l'intellect d'un gosse. Parce que "le scarabée d'or", "le double assassinat de la rue Morgue", "le pendu", tout ça m'était parfaitement resté à l'esprit.

Kafka, lui aussi, a été ma tasse de thé pendant des années. Comme par fraternité, parce qu'il a travaillé aux Assurances Générales à Prague, je me disais, s'il a bien tenu le coup à l'administration, moi aussi je vais tenir le coup.
Ainsi, j'ai récupéré des photographies d'André Bertrand, celui qui photographiait pour les rapports sur les zonings de la région. Il les prenait avec une désinvolture sans pareil. Mais c'est justement cette espèce de brutalité du non-cadrage, du non-sujet qui m'a séduit. J'ai exposé ses photos pendant de nombreuses années dans les expositions d'avant-garde conceptuelles de l'époque, à contrario de la photographie des artistes conceptuels. C'était une sorte de réaction au nouveau réalisme.


CyberLiège: Beaucoup de petits jeux de mots…

J. Charlier: Oui, il y a toujours un son-off. Au départ, on a l'impression qu'il s'agit d'un tableau puis quand on lit le texte, ça bascule tout. A partir du moment où l'on commence à écrire, où l'on fait de la musique, qu'on fasse n'importe quoi, il y un langage, il y a un sens, il y a un double sens, il y a un non-sens, il y a un non-sens du sens, toutes sortes de choses qui se répercutent et qui font qu'on est relancé dans son imaginaire. Moi, ce qui m'intéresse ce n'est pas de faire des trucs devant lesquels on se met à genoux, mais plutôt, d'être emballé, de faire rire, d'amuser, de faire un peu réfléchir. C'est une espèce de philosophie de comptoir.


CyberLiège: Finalement, quand on regarde vos œuvres, on y retrouve souvent la présence d'un texte, tantôt c'est une maxime provocatrice, tantôt un titre en décalage avec le sujet ou la manière dont il est traité…

J. Charlier: Le texte est toujours là. Si je n'ai pas un scénario préalable, ça ne m'intéresse pas. Cela peut être un trait d'esprit, une histoire très courte, mais il me faut une sorte d'histoire. Autrement, je n'ai aucun désir de l'illustrer.


CyberLiège: Vous partez donc de l'idée….

J. Charlier: Oui, puis je cherche le support qui lui convient le mieux. Si j'ai une idée de sketch avec un décor et des personnages et que, c'est une idée dont la violence passe mieux en bande dessinée, j'en fais une bande dessinée. Ainsi la Route de l'Art était beaucoup mieux en bande dessinée, très expressionniste comme ça, avec un dessin très marqué. En 76, ce n'était pas du tout à la mode. C'était très hard. Ou alors, si à un moment donné, j'avais envie de faire un truc avec du son, je faisais un truc avec du son. Ainsi, suivant ce principe, j'ai aussi écrit et enregistré des chansons.


CyberLiège: C'est votre côté pluridisciplinaire qui est un peu déconcertant. Un peintre fait surtout de la peinture…

J. Charlier: C'est déconcertant parce qu'il y a continuellement des disciplines différentes et même à l'intérieur de ces disciplines différentes, il n'y a aucune constance. Cela crée une espèce d'apparente confusion. Ainsi, je peux peindre un tableau dans le style cubiste et puis le lendemain faire un machin totalement réaliste et puis le surlendemain réaliser un machin d'abstraction géométrique. Pour moi, les styles n'ont de sens qu'en tant qu'objets mentaux à manipuler pour en tirer une espèce de décor à mon idée.


CyberLiège: Il y a un peu une façon aussi de se situer vis-à-vis des valeurs établies…

J. Charlier: Continuellement, oui, mais tout en tenant compte aussi de la mode artistique du moment. Pour marcher encore plus a contrario. Ils font tous des machins avec des installations et des bazars ? Bon, je reviens avec des cadres du XIXème, installés avec des rideaux à l'arrière, complètement ringards. Lorsque tout le monde avait encore des encadrements, je collais simplement mes photos au mur. C'était tout le temps une espèce de jeu de provocation et de mise en évidence que la chose qui est devant nous est faite pour réfléchir, pour penser, pas pour être adulée ou admirée.


CyberLiège: Finalement, vous êtes un peu inclassable ?

J. Charlier: Oui, quand on me demande ce que je fais, je réponds que je fais de l'Art mais en même temps je n'en suis pas sûr. Parce que ce n'est pas à moi de décider. Même si les choses deviennent beaucoup plus visibles maintenant du fait qu'on s'aperçoit qu'il y a une espèce de paradigme toujours le même qui réapparaît. Quoi que je fasse, il y a une sorte de basculement mental qui revient et qui est un effet de style malgré tout. Je dirais même: contre lequel je me débats, mais parce que ça m'emmerde aussi, mais là c'est impossible. Il y a quand même un moment donné où il faut reconnaître: oui, c'est comme cela. Faut pas en faire un fromage.


CyberLiège: De toute manière vous êtes coincé. Si vous produisez un truc tout à fait classique, sans rien de spécial, ça donnerait aussi une opposition finalement…

J. Charlier: Mais oui, mais c'est ça. Je me suis mis aussi dans une situation où je me sens parfaitement heureux. Mais c'est aussi un piège à doute continu. Ce qui me plait le plus, c'est lorsqu'un travail, totalement perdu de vue, me donne l'impression que c'est un autre qui l'a créé. Je dirai que c'est presque une jubilation chez moi quand ça se passe. C'est une perversion. Tout à fait l'inverse de la plupart des artistes qui ne demandent qu'une chose, c'est d'avoir toujours au fil du temps leur signature sur le monde et leur vision. Moi, ce qui me plait: c'est de voir quelque chose et me dire tiens, c'est ce type-là qui était moi qui l'a faite. Donc le rendez-vous que je donne, c'est quand je ne serai plus là, on fera un bouquin avec tout le résultat, on verra une espèce d'aventure qui a fluctué au gré des vagues, au gré des modes.


CyberLiège: Donc il est presque heureux qu'il reste des standards bien établis pour vous permettre d'aller à l'encontre...

J. Charlier: La plupart du temps, il y a des gens qui aiment ce que je fais mais qui m'achètent pour de mauvaises raisons. "Qu'il dessine bien", "Mais qu'est-ce que tu peins bien", "C'est formidable, tu dis toujours que tu détestes la peinture, mais ce n'est pas vrai, tu aimes faire ça". "Mais ce que tu écris bien, c'est pas mal, mais le texte que tu écris est un peu dur, là"


CyberLiège: C'est ça qui est étonnant, la peinture, on peu encore l'exposer, la distribuer, la vendre, mais la vidéo ?

J. Charlier: C'est comme quand j'ai fait de la musique, c'était impossible. Quand j'écris mes textes, c'est impossible. D'ailleurs, Ste-Rita me protège et c'est la sainte des paris impossibles. Donc, de ce côté, pas de problème. (rires)
Mais je crois que mon mobile n'est pas d'être distribué. Je sais très bien que la plupart des choses que je fais ici n'existent pas. Parce que ce qui est inconnu, n'existe pas. Et si je le fais, c'est pour mon rêve intérieur. C'est ce qui me permet de tenir le coup; de sortir dans la rue pour aller acheter mon journal et de voir le monde d'une façon positive. Donc, que ce soit distribué, je ne m'arrête pas à cela.


CyberLiège: Que gardez-vous de vos expositions ? De quelle oeuvre vous dites-vous, je suis vraiment heureux d'avoir fait cela ?

Moi, je crois que les moments les plus heureux, je les vis depuis 3 ans. Depuis que je suis un démobilisé social car avant, je donnais toujours cours. J'ai fait 20 ans d'administration, 22 ans d'enseignement, et maintenant: je suis libre. C'est comme si je sortais de tôle. Depuis lors, mon état poétique n'est plus distrait. C'est à dire, je me lève, je m'occupe de mon fils, ma femme va au boulot et peu importe ce qui arrive, je rentre dans l'atelier et je crie : LIBRE. Non seulement libre des contingences professionnelles mais aussi libre du marché, libre des pressions des galeries, libre des pressions des critiques, libre de tout.
Je ne saurais pas vous dire la chose à laquelle je m'accroche le plus puisque tous les jours il y a du neuf…


CyberLiège: Et votre fils, comment est-ce qu'il voit tout ça ?

Moi, en tout cas, je ne le pousse pas là-dedans. Mais il prend tout ça très au sérieux. Il me voit dans des livres, des revues et aux expos. Pour lui, c'est la vie normale. Mais bon, je voulais une sauvegarde alimentaire et affective pour me protéger vraiment du monde de l'Art, parce que c'est un monde d'une cruauté invraisemblable. Sans doute, aurais-je pu faire une toute autre carrière: partir à New-York, aller dans la Factory de Waroll, etc; mais je crois que ça aurait vite très mal tourné parce que je suis très fragile. Je me serais laissé tenter par des tas de bazars. Conscient de cette fragilité, j'ai toujours voulu avoir une espèce de frein à main pour mon délire. Parce que j'ai un délire et si je le laisse aller, cela devient destructeur. Alors, je canalise cette violence et, de cette destruction, je fais quelque chose de positif, avec l'aide des gens qui à l'arrière me soutiennent. Ma seconde femme m'a connu en 78, j'avais presque 40 ans, c'était vraiment la galère.

Maintenant, je vais encore me jeter dans la mêlée de temps en temps mais avec toujours ce désir de ne pas adhérer à la bohème bourgeoise. J'ai acquis une grande distance avec tout cela. En plus, à l'époque au moins, ça m'intéressait vraiment car il y avait des gens que j'aimais rencontrer et qui m'apportaient des idées. Maintenant, c'est plutôt l'inverse, j'ai l'impression d'être pompé, ça fatigue. C'est pourquoi je rencontre dorénavant beaucoup plus de personnages d'autres disciplines. J'ai beaucoup plus de copains avec le monde du journalisme et avec des gens du show-biz.

Propos recueillis par E. Coumanne


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